Le présent infini s’arrête

Mary Dorsan

POL, 2015

 

Les gens normaux ont peut-être quelque chose d’exceptionnel, les autres aussi

 

Mary Dorsan a choisi ce pseudonyme pour raconter son travail d’infirmière en psychiatrie dans un appartement thérapeutique accueillant des adolescents souffrant de graves troubles mentaux et affectifs, situé dans une cité de la banlieue parisienne. Il s’agit d’un livre remarquable par son humanité, son intelligence, son humour et son absence absolue de complaisance. Sous les traits de Caroline, faisant du rituel du thé une façon de ponctuer son récit et de lui donner des respirations, Mary Dorsan plonge son lecteur dans le quotidien de ces jeunes gens dont l’immense souffrance se traduit par une violence non moins immense, et d’abord celle de Thierry qui macule les murs de ses excréments et de son sang, épisode qui ouvre le récit, comme pour tester la capacité du destinataire à donner une suite à sa lecture et à sa plongée dans un univers où l’équilibre le plus élémentaire s’effondre sans cesse. Il y a aussi les sorties en minibus pour un séjour au bord de la mer, où dans une serre, en pleine chaleur, pour ramasser les légumes pour le repas du soir. L’auteur excelle dans l’art du détail, de la sensation juste, au bout de laquelle elle va avec un acharnement qui n’en épuise jamais le sens ni l’énigme. Son livre n’est pas un témoignage apitoyé sur les conditions de vie de cette équipe de soignants confrontés à tant de violence, elle ne déteste rien tant que la plainte et construit une œuvre littéraire, qui alterne des dialogues souvent très drôles malgré leur gravité, dans une sorte d’absurde qui pourrait faire penser à Dubillard, et des descriptions ou des récits précis et détaillés pour dire l’infinie difficulté pour ces adolescents des actes les plus quotidiens et les plus banals pour ceux qui ont eu plus de chance qu’eux : se lever, se laver, se brosser les dents, aller à l’école, même dans une structure adaptée, faire un dessin, écrire une lettre à Violaine, la cadre du service nommée ailleurs, à laquelle ils ne savent pas comment dire ce qu’ils éprouvent pour elle. C’est ce « présent infini » de ce quotidien dans la maladie, la violence, la lenteur, la répétition, les tensions, les rapports complexes et très riches entre les soignants entre eux, et avec les jeunes, Aurélie, Augustin, Romuald, Hisham et les autres, qui donne son titre au livre nourri de littérature : les auteurs que Mary Dorsan a lus pendant qu’elle l’écrivait, mais aussi ceux qu’elle lit lors des ateliers de lecture ou dans la chambre d’un adolescent avec qui tout contact direct est impossible pour l’instant, et qui, dans un sommeil feint, trouve un équivalent de la mort ou de l’oubli de sa souffrance. C’est un livre sans amertume qui montre dans l’organisation de l’espace et des sièges dans une salle de réunion, le déroulement d’un entretien entre un jeune, sa mère ou son père, le psychiatre, la psychologue et l’infirmière. On sent un épuisement constant, dont le volume du récit (plus de 700 pages) rend bien compte. Il se découpe en petits chapitres, sans doute parce que c’était le seul format pour le rendre supportable et pour en faire un livre lisible, et aussi pour les conditions dans lesquelles il a été écrit : des temps de pause entre deux journées de travail (du matin ou de l’après-midi : ah ce chapitre jubilatoire sur l’organisation du planning !), des moments de répit dans un emploi du temps extrêmement chargé.
On admire chez cet auteur sa capacité au bonheur, que ce soit d’être au calme dans un bus sur le trajet vers son travail ou le retour, dans le regard porté sur le ciel ou la mer, la patience avec un jeune en souffrance à qui elle accepte de servir de mère le temps d’un soin, le goût pour les mots et les livres qu’elle lit et emploie avec passion, l’humour porté sur des dysfonctionnements informatiques ou administratifs qui dit mieux toutes les pesanteurs de la psychiatrie aujourd’hui qu’une longue note syndicale… On admire sa capacité à s’interroger, à sans cesse se remettre en cause, à aimer l’humain sous toutes ses formes, dans une analyse autoréflexive qui n’est jamais un enferment narcissique. Elle dit les victoires immenses et dérisoires comme les échecs : tout se passe comme si elle avait écrit ces 700 pages pour s’expliquer pourquoi elle a un jour craché sur un malade. Ce n’est pas pour autant une écriture de la rédemption, ce n’est pas ce qui l’intéresse. Au fond elle n’est pas ce qui l’intéresse, elle se fait scribe et son livre pourrait être dédié comme Dans la nuit de Bicêtre de Marie Didier « à ceux qui n’ont pas la parole ». Elle écrit dans la posface, sobre et magnifique : « Garder le silence était impossible ».
C’est sans doute un livre qu’il faudrait faire lire à tous les étudiants de médecine, rêvons un peu… Mais aussi aux hommes politiques et aux psychiatres. Ce n’est pas un document. C’est un grand livre de littérature, parce que c’est au moyen de l’écriture et de ses procédés, en variant les chapitres, en creusant avec son intelligence et ses mots dans l’obscure lumière du malheur d’être, que Mary Dorsan cherche à « affirmer que vous existez », alors que toutes ces vies difficiles seraient restées sans elle « méconnues, à la marge ». Toute la fin est magnifique, terriblement émouvante et dit le contraire du titre : ce présent infini de ces vies si difficiles ne s’arrête pas, c’est une inquiétude permanente, un risque qui pèse et fait mal, un travail qui ne s’arrête pas dans le bus qui ramène dans un appartement qui paraît le comble du confort et du bien-être par rapport à la « structure » où vivent ces jeunes totalement déstructurés à qui on demande un projet. Quoi que fasse Mary Dorsan désormais avec l’écriture, qu’elle garde son pseudonyme ou donne son nom à sa voix d’écrivain, son livre a sa place parmi les meilleurs : ceux qui ouvrent les yeux, ceux qui donnent à penser, ceux qui aident à vivre.

 

***

 

Cette chronique est parue dans le numéro 36